Le nombre des blessés militaires
français durant la première guerre mondiale peut être estimé à plus de 3
millions et demi, dont plus d’un million d’invalides (amputés, mutilés,
aveugles, sourds, gueules cassées) sur les huit millions de soldats mobilisés.
Les stratégies militaires de
stationnement, la guerre des tranchées et l’utilisation de plus en plus poussée
et systématique des canons modernes, font que les blessures par explosions et
éclats d’obus représentent près de deux tiers des atteintes loin devant les
blessures par balle, par arme blanche ou plus tardivement par le gaz ypérite
dit gaz moutarde.
Gueules cassées et membres amputés.
Les soldats touchés présentent
des fractures et des plaies béantes, à la tête, au tronc, aux membres
supérieurs et inférieurs. Des blessures d’un genre nouveau, sur lesquelles
médecins et chirurgiens tâtonnent. Les perforations de l’abdomen ou de la
poitrine sont les plus mortelles, qu’il y ait eu ou non intervention
chirurgicale. Et les infections très fréquentes comme la gangrène gazeuse et la
septicémie, emportent les blessés en quelques heures. De grands progrès seront
toutefois faits au cours de la guerre pour traiter à temps et efficacement les
cas les plus urgents ou dramatiques, en matière de radiologie, de chirurgie
réparatrice, de greffes, d’appareillage, sans oublier la généralisation des
traitements antiseptiques.
On aurait préféré ne pas les avoir ce spectacle devant les yeux, mais les blessés étaient nombreux à stationner autour de la Gare de l’Est. Certains en convalescence, attendant de repartir au front, d’autres définitivement démobilisés et souvent poussés à la mendicité.
Peu d’artistes les ont représentés. Ces hommes mis hors combat ne favorisaient pas le moral des troupes et ne représentaient pas forcément l’idée que se faisait la population du valeureux poilu. Julien Le Blant, dans un souci de documenter au plus près la réalité de la gare et de ses environs pendant la grande guerre, nous en donne un émouvant aperçu.
Lors de la première guerre mondiale, de nombreux artistes ont été
engagés officiellement sur le front pour témoigner de manière moins crue
qu’avec la photographie, de la violence des combats, de la dure réalité de la
vie des tranchées et de la bravoure des soldats.
Julien Le Blant et Théophile-Alexandre Steinlen, artistes reconnus,
auraient voulu les rejoindre, mais en raison de leur âge avancé (63 et 55 ans)
leur souhait n’a pas été exaucé.
Ils ont alors eu la même idée : observer et rendre compte de la vie
à l’arrière et se sont tous deux positionnés régulièrement à l’emplacement stratégique
de Paris, celui qui marque la frontière entre la vie civile et militaire,
véritable « porte de l’enfer » durant ces années terribles: la
gare de l’Est.
Le Blant
Steinlen
Sur les marches ou dans le hall,
sur le parvis ou sur les quais, les deux artistes vont être témoins d’une multitude
de petits drames quotidiens induits par la guerre. Plutôt que de mettre en
avant la fière allure du guerrier intrépide, ils témoigneront surtout de la
profonde détresse humaine vécue par ces êtres humains qui, en ayant vécu le
plus normalement et simplement du monde se sont retrouvés un matin dans le
couloir de la mort.
Le Blant
Steinlen
La plupart des soldats de la gare sont des permissionnaires qui bénéficient de quelques jours de repos avant de retourner au combat. Vêtus comme des clochards, ils débarquent en masse, le regard perdu, le visage mangé par une barbe en broussailles. Ils ne savent pas s’ils doivent se réjouir de revoir leur femme, sachant que le départ prochain sera encore plus cruel. Les épouses s’épouvantent de constater que leur mari n’est plus le même et bien souvent, les enfants ne reconnaissent pas leur papa. On voit errer des solitaires, qui débarquent à Paris n’ayant pas le temps de rentrer dans leur village du fin fond de la France. Ils dorment à même les marches ou sur un banc public. Au vu des sacrifices consentis pour la patrie, les poilus étaient persuadés qu’ils allaient être reçus en héros mais ils doivent rapidement déchanter.
Le Blant
Steinlen
Leur accoutrement et leur odeur font fuir la bonne société. Celle-ci d’ailleurs n’a d’yeux que pour les officiers en grande tenue même si grand nombre d’entre eux n’a jamais connu le baptême du feu. Même les embusqués, ces traîtres qui ont trouvé mille astuces pour se planquer à l’arrière sont mieux considérés. L’amertume est profonde. Le décalage entre la vie parisienne et celle des tranchées est insupportable pour ces soldats et les permissions deviennent presque un supplice de plus. On rencontre aussi les mutilés, couverts de bandages. Ils ne sont pas forcément les plus à plaindre ni les plus malheureux car pour eux la guerre est terminée. Aux alentours, les artistes observent et dessinent toutes sortes de petits commerces proposés aux militaires. Des marchands de bric-à-brac profitent de vendre chèrement toutes sortes de babioles à ces grands enfants qui s’émerveillent de tout après des mois de cauchemar.
Le Blant
Steinlen
Steinlen et Le
Blant assistent encore, impuissants, au plus cruel des instants : celui
des adieux. Terme est plus adapté que celui d’au revoir. Que se passe-t-il dans
la tête de ces fiancés qui se séparent en pensant qu’ils viennent peut-être
d’échanger leur dernier baiser? Et dans le regard vide du soldat qui repose son
enfant à terre ou de sa femme qui le voit monter dans un train sans
retour ?
Parce qu’elle
osait montrer des êtres humains fragiles, cette autre face de la grande guerre
a été soumise à la censure à son époque. Un siècle plus tard, on comprend que
ces petits drames de tous les jours ont fait partie de l’histoire et doivent
être mis en lumière. Des artistes comme Le Blant et Steinlen ont réagi face à
l’indicible en effectuant un immense travail de mémoire. En posant leur regard
humaniste sur ces hommes, en figeant pour l’éternité leurs traits sur un carnet
de croquis, ils ont réussi à opposer au drame de la guerre ce que seuls des
artistes ont en leur pouvoir: les rendre immortels.
Le Blant
Steinlen
Soldats, par Julien Le Blant.
L’éminent illustrateur des Chouans a accompli,
à son tour, son œuvre de guerre, et elle est des plus vivantes, en même temps
qu’elle apporte à l’histoire non encore écrite des documents saisissants.
On a déjà pourtant vu beaucoup
de dessins et de peintures d’après nos poilus. Mais, à part Steinlen et
Karbowski, les artistes, chose incroyable, ne s’étaient pas assez attachés à
étudier les types particuliers, si nombreux, si divers. M. Julien Le Blant, en
de multiples dessins rehaussés, a créé véritablement la physiologie de nos
défenseurs: Que de fois, dans la rue, dans les tramways, dans les trains, en
voyant un soldat au type caractérisé, nous nous sommes demandé « Qu’est-ce
qu’il faisait dans la vie, celui-là? » Or, chacun de ces croquis aussi précis
dans le détail qu’expressifs dans l’allure et la physionomie porte le nom, la
profession, le département du portraituré.
Le Blant
Steinlen
Ainsi, tout en
particularisant, l’artiste a atteint le domaine des idées générales. Il
faudrait que les «poilus » de Julien Le Blant fussent conservés dans un
album spécial, avec texte adéquat. S’ils se dispersaient trop, s’ils étaient
démobilisés, pourrait-on dire, un document important et vrai serait perdu.
Arsène Alexandre, Le Figaro,
mercredi 22 janvier 1919