Le maître et ami
Alphonse-Marie-Adolphe de Neuville est né le 31 mai 1836 à Saint-Omer (Pas-de- Calais) en France. Il meurt à Paris le 19 mai 1885 et est inhumé au cimetière Montmartre. Il est le fils d’Edouard de Neuville (1809-1883) et de Sophie Reumaux (1810-1886).
Né dans une famille plutôt aisée du nord de la France, il suit un parcours scolaire standard et obtient son baccalauréat. Il rentre à l’école des Mousses de Lorient où son professeur de dessin découvre son talent et voit en lui un futur peintre. De Neuville ne se lançe pas directement dans une carrière artistique. Il monte à Paris officiellement pour ses études de droit, selon la volonté paternelle. En réalité, il y va surtout pour exercer sa nouvelle passion. Son père, Edouard de Neuville, finit par lui donner son approbation mais consulte quand même quelques artistes pour savoir si son fils a de l’avenir dans le métier. Les retours ne sont pas très positifs mais Alphonse de Neuville ne se décourage pas et continue ce qu’il a entrepris.
En 1854 Alphonse de Neuville rentre dans l’atelier de François-Edouard Picot, célèbre peintre néo-classique français du 19e siècle. Il n’y reste pas très longtemps et commence à peindre par lui-même. Il va réaliser sa première oeuvre Le Cinquième bataillon de chasseurs à la batterie Saint-Gervais et commence à exposer au Salon à Paris dès 1859. De là il va recevoir pour ses débuts une troisième médaille et se fait remarquer par de célèbres peintres comme Eugène Delacroix. D’ailleurs celui-ci va l’encourager et lui suggérer d’accorder une certaine importance à l’étude du mouvement, surtout dans ces tableaux représentant des batailles.
Alphonse de Neuville a cependant la ferme intention de devenir un peintre d’histoire et peint durant cette période des œuvres remarquables comme Des Chasseurs de la garde à la tranchée du Mamelon-Vert ou encore la Sentinelle zouave (1865).
Comme Julien Le Blant, Alphonse de Neuville prend part à la guerre franco-prussienne de 1870-1871 et devient un « peintre-combattant ». Après cette guerre ses peintures qui expriment le sentiment d’humiliation de la défaite sont très demandées.
De Neuville dépeint donc des épisodes de guerres et commence vraiment à se faire un nom. Après la guerre sa technique de peinture change considérablement et surprend le grand public. De Neuville semble mettre en application ce que lui avait appris Delacroix et dépeint des œuvres qui se rapprochent plus de la réalité de la guerre. Il réalise plusieurs de ses plus grands tableaux entre 1870 et 1880 (comme Le Bivouac devant le Bourget en 1872 ou Les dernières cartouches en 1873) qui le font officier de la légion d’honneur en 1881.
De 1881 à 1883 il collabore avec Edouard Detaille, autre grand peintre d’histoire du 19e siècle, à la réalisation de récits de batailles et de panoramas de Champigny et Rézonville. Cette collaboration voit le jour après la guerre franco-prussienne, guerre ou De Neuville et Detaille étaient tous les deux engagés. De Neuville fit aussi partie de la société des aquarellistes français. Il épouse l’actrice Aurélie Mareschal après 25 ans de vie commune peu avant sa mort le 18 mai 1885 à Paris. Julien Le Blant fut l’un de ses témoins de mariage. Une statue réalisée par M. Francise de Saint-Vidal en l’honneur de l’artiste a été inaugurée le 17 Novembre 1889 à Paris, place Wagram. Une rue de Paris porte son nom.
L’inauguration de la statue
Sous un ciel gris, brumeux, une foule noire, amenée par une curiosité patriotique, se presse sur la place Wagram où la statue d’un peintre se dresse, enveloppée d’un voile tricolore, et, en face du monument, une tribune élégante, également décorée d’ornements aux couleurs nationales Autour du piédestal, stationnent, symétriquement rangés, des soldats de toutes armes, envoyés par le ministre de la guerre. Dans la tribune réservée, prennent placo MM. Larroumet, directeur des beaux-arts, représentant le ministre des beaux-arts) M. le colonel Fayet, représentant le président de la République ; M. Meissonier, président d’honneur du comité ; Edouard Detaille, président effectif; Thivet-Rapide, Bouguereau, Bailly, Berne-Bellecour, Loustaunau, Duez, Albert Wolff, Julien Le Blant et tous les membres du comité. Perdus dans l’assistance, j’aperçois MM. Kaempfen, Boëtzel, Goetschy, beaucoup d’artistes ou de littérateurs. Il est deux heures. Une musique militaire attaque la Marseillaise et le long voile tricolore s’agite, glisse et tombe au pied du monument. Des bravos éclatent de toutes parts, saluant ce bronze dans lequel M. Francis de Saint-Vidal a fidèlement évoqué la fière et sympathique figure d’Alphonse de Neuville. Le peintre est représenté en tenue d’atelier, la palette dans une main, la brosse dans l’autre; il est debout, légèrement appuyé, presque assis sur un fragment de poutre qui pourrait bien provenir d’un affût de canon brisé par les obus. La tête nue, les cheveux au vent, la moustache crâne* ment relevée, le peintre regarde attentivement quelque œuvre commencée, sans doute, Mais quelle ardeur énergique dans ce regard ! On retrouve là celui qui, pour peindre les Dernières cartouches, s’enfermait dans un atelier composé de deux chambres et criblait les murailles à coups de revolver, « pour mieux restituer la vérité historique ». Le piédestal du monument, qui est dû à M. Gravigny, architecte et dont la forme est d’une rare élégance, porte pour tout ornement une palette traversée par des épées et posée sur une branche de chêne. Au-dessous de ce trophée en bronze se lit cette inscription :
À ALPHONSE DE NEUVILLE
L’ARMÉE SES ADMIRATEURS SES AMIS
Lorsque les applaudissements s’apaisent, M. Larroumet déclare la séance ouverte et donne la parole à M. Thivet-Rapide, syndic du comité. En quelques paroles émues, M. Thivet-Rapide remercie les souscripteurs et fait remise du monument à la Ville de Paris. M. Larroumet prend ensuite la parole au nom de l’Etat, et dans un discours extrêmement chaleureux rend un éclatant hommage à la mémoire du peintre regretté. Cette fête, dit-il, ne pouvait pas demeurer une fête privée, et je vous remercie d’avoir voulu lui donner un caractère officiel. C’est une fête nationale. Le directeur des Beaux-Arts estime que de Neuville, en effet, a énergiquement contribué au relèvement de la France, puisqu’il a ravivé les courages abattus au lendemain de nos désastres. Il rappelle ses débuts-difficiles, fait ressortir tout le mérite qu’il y avait à peindre des défaites, à s’inspirer uniquement de nos revers, à montrer l’honneur dans l’humiliation. Ses devanciers avaient la part plus belle; ils pouvaient faire flotter dans l’atmosphère des batailles nos drapeaux triomphants. Mais de Neuville dut se borner à peindre des vaincus, et cependant il sut les glorifier. « Demain, dit l’orateur, lorsque le bruit de cette cérémonie parviendra dans les provinces, dans les campagnes, soyez sûrs qu’il trouvera un écho jusque dans les chaumières où les œuvres de de Neuville figurent sous la forme de gravures populaires. Et croyez aussi que plus d’un ancien soldat de la guerre de 1870, plus d’un survivant de cette armée dont le peintre a exalté le sacrifice, en apprenant l’hommage que nous rendons à son œuvre et à sa mémoire, se trouvera honoré avec lui. Dans une superbe péroraison, le directeur des Beaux-Arts résume le caractère et la finale de l’œuvre de de Neuville, il traduit, interprète l’intention du peintre de nos héroïsmes et de nos revers, et il termine en disant avec lui : « France, espère en tes fils comme ils espèrent en toi. » C’est dans une salve d’applaudissements unanimes que s’achève ce remarquable discours, auquel M. Meissonier répond par ces quelques mots émus : — Je vous remercie, mon cher directeur, d’avoir dit si éloquemment ce qui pouvait être le plus agréable à de Neuville, s’il avait pu vous entendre. J’en ai été, pour ma part, profondément touché, car j’aimais beaucoup le peintre des Dernières Cartouches, qui m’aimait aussi et m’appelait quelquefois « patron ». Deux autres allocations sont encore prononcées, l’une par M. Level, maire du dix-septième arrondissement, l’autre par M. Bompard, au nom du conseil municipal. Tous deux insistent sur le caractère patriotique de l’œuvre du peintre. M. Level exprime, en terminant, le regret de ne pas voir à cette cérémonie la fidèle compagne de celui qui en est le héros. En effet, madame de Neuville était retenue chez elle par une indisposition. C’est pourquoi, lorsque les discours terminés, les troupes représentant l’armée de Paris eurent défilé, musique en tête, devant la statue, les amis personnels du peintre sont allés porter leurs hommages à sa veuve qui a été très touchée de cette délicate attention. Ces amis étaient MM. Detaille, Duez, Goetschy, Bailly, Boetzel, Loustaunau, Thivet-Rapide, etc. Voilà donc une journée admirable, et dont nous garderons tous le meilleur souvenir. Désormais, le peintre patriote est assuré contre l’oubli, et, fièrement du haut de son siège de granit, il pourra (selon une touchante expression de madame de Neuville) regarder passer, « sur cette place qui porte un nom de victoire, les petits soldats qui vont à l’exercice ».
(Firmin Javel – Gil Blas 19 novembre 1889)