LA GRANDE GUERRE

Le 2 août 1914, la nouvelle de la déclaration de guerre lui parvient dans sa région de la Corrèze. C’est un choc pour ce vétéran de 1870, passionné d’histoire ! Les premières semaines sont atroces, les nouvelles n’arrivent pas. Il essaie bien de crayonner quelques esquisses de victoire et d’apothéose mais l’appel est trop fort. Il se décide à monter à Paris et prend domicile à nouveau dans le XVIe arrondissement, au 129 rue de la Tour. Son souhait : se rendre sur le front. A 63 ans, c’est une faveur qu’on ne lui accorde pas immédiatement. Sa « mission au front » comme il la nomme lui-même, sera essentiellement l’observation des poilus dans Paris, et, avec l’obligeance de quelques officiers, il reçoit l’autorisation de faire poser des soldats dans certaines casernes : Clignancourt, Vincennes, Reuilly. Avec ces croquis, le peintre de genre apparaît transformé. En Corrèze, son style a mûri, ses personnages ont gagné en authenticité. L’homme le passionne plus que le militaire. Il humanise ses personnages en s’intéressant à eux dans leur vie civile. Souvent, il indique le nom, l’âge, le métier, le domicile de ses modèles comme sur une fiche signalétique.

En septembre 1917, il reçoit enfin une permission du ministère pour faire partie de la 8e mission d’artistes aux armées. Pour la première fois, depuis le début des hostilités, il peut se rendre près du front dans l’entourage du général de Maud’Huy. Il ramènera des dessins réalisés à Couvrelles dans l’Aisne ou à Braisnes-sur-Aronde dans l’Oise. En mars 1918, une nouvelle opportunité lui est offerte de s’approcher de la zone de combats aux alentours de Soissons et de connaître l’angoisse des bombardements.

[…] Juste après mon départ de Soissons le bombardement a commencé. On est resté 4 jours et 4 nuits dans les caves. Quelle joie ! […]

Lettre à Guiguet, Paris, 7 avril 1918

Mais la grande partie de son œuvre de guerre se passe dans la rencontre des soldats dans le quartier de la Gare de l’Est, le faubourg Saint-Martin, la rue de Strasbourg ou la rue d’Alsace. Ce quartier de Paris, qu’il parcoure crayon en main depuis 1915, grouille d’une vie extraordinaire. Les bancs, les trottoirs, les cafés et surtout la cantine gratuite installée dans les bâtiments de la gare sont remplis de braves poilus hirsutes et mal fagotés. Les femmes et enfants qui font leurs adieux, les soldats tristes et solitaires, les mutilés qui arborent leur médaille. Julien Le Blant veut témoigner de cette autre face de la grande guerre. Il n’a jamais dessiné si vite. En quatre coups de crayon il fixe les éléments principaux. Il soignera les détails par la suite grâce à sa merveilleuse mémoire visuelle. Il va fixer pour toujours, dans la veine d’un Charlet ou d’un Callot, les dégaines pittoresques des poilus de la première guerre.

« Les dessins aquarellés et gouachés de M. Julien Le Blant sont d’abord d’une vérité parfaite; ils sont la vie même; on les a rencontrés cent fois durant ces quatre années et comme on a plaisir à les reconnaître! Leur portraitiste les a observés avec scrupule, d’un regard attentif, affectueux, parfois amusé, parfois attendri. Jamais il n’a forcé le trait, grossi la voix, donné le coup de pouce, usé de toutes ces recettes par lesquelles l’artiste attire sur lui-même l’intérêt que nous portons à ses modèles …

On les appelait les « pépères ». Les soldats des régiments territoriaux sont les plus âgés engagés dans le conflit. Affectés aux travaux annexes, soit disant tranquilles. Ils sont par la force des choses aussi amenés à combattre. Ils payent un lourd tribut.
Soldats Territoriaux

M. Le Blant aurait pu tenter de reconstituer des combats; il connaît mieux que personne la physionomie des combattants et des sites de la bataille. Il a naguère jeté les uns sur les autres des chouans et des républicains, en des compositions fort animées et d’un joli pittoresque. Mais cette guerre a bien montré que des reconstitutions de ce genre, même ingénieuses, ne peuvent atteindre la réalité de la bataille…

M. Le Blant a eu raison de ne pas tenter de nous montrer nos soldats dans la tranchée ou marchant à l’assaut. Il s’est contenté de les surprendre dans les cantonnements de repos, dans les gares d’attente, dans les hôpitaux; il n’en avait que plus de loisir pour bien retrouver dans les regards, sur les traits durcis, dans l’attitude lasse ou volontaire, les traces de la bataille et sa plus émouvante image. Qu’il est émouvant le défilé des poilus de M. Le Blant ! La littérature, la légende, l’histoire même tendent à uniformiser les hommes d’un même temps; un jour viendra où l’on ne reconnaîtra plus qu’un type de poilu, comme il n’y a qu’un type de grognard. Devant les soldats de M. Le Blant nous sommes encore dans la réalité. L’uniforme ne les a pas égalisés; chacun reste, sous la capote et sous le casque, ce qu’il était le jour où il a quitté la blouse, le bourgeron ou le veston, un jeune homme ou un quadragénaire, un paysan ou un ouvrier, un homme du nord ou du midi. Comme les fortes silhouettes expriment bien l’âge, la province, le métier, l’individu! Il est étonnant combien, en s’adaptant aux mêmes conditions, ces hommes ont pu rester aussi individuels.

À les voir ainsi, avec leur type si franchement accentué, on dirait qu’ils portent avec eux la terre et la flore de leur province. A mesure qu’ils passent sous nos yeux, on croit voir la France entière se lever, se rassembler, s’avancer vers la frontière pour faire devant la ruée boche la barrière des poitrines. Ils viennent, par longues files, des populeuses régions du Nord, résolus, un peu tristes et lents comme l’eau de leurs rivières; ils arrivent des landes bretonnes, petits, le regard bleu et le front de granit; du Centre, de l’Ouest s’avancent de solides cohortes silencieuses, entêtées; les cadets de Gascogne, au parler sonore et l’œil ardent, marchent d’un pas vif; du haut de leurs Cévennes descendent des montagnards brûlés et secs comme leurs garrigues; des profondes vallées de Savoie et du Dauphiné on voir sortir les Alpins aux jarrets infatigables. Ils vont d’un même élan spontané et leur regard exprime la même résolution…

La marchande de cartes postales

M. Le Blant ne s’est pas contenté d’exprimer fortement cette conscience nationale qui luit dans le regard de la plupart de ces hommes. Pour les peindre, il ne fallait pas seulement être dans leur atmosphère morale, il fallait aussi être un vrai peintre. M. Le Blant est un de ceux qui savent montrer la masse et animer les éléments de cette chose puissante, pesante qu’est le poilu en tenue de campagne…

Buffet du soldat à la gare de l’Est

J’ai entendu regretter parfois, par ceux qui comparent sur nos trottoirs, que nos poilus n’aient pas toujours l’allure svelte, l’élégance alerte de quelques uns de nos amis. Il est exact que notre démocratie ne s’est pas mise en frais pour donner la « coupe » à l’uniforme de nos soldats. Mais ceux qui ont vu les lourdes silhouettes sortir des boues de la Somme ou de la Meuse, puissants, tragiques, comme « l’homme à la houe » de Millet, ne penseront plus jamais que la beauté d’un soldat puisse dépendre de l’élégance de son uniforme…

Les belles images de M. Le Blant nous mettent sous les yeux la capacité de souffrance que le poilu a montrée dans la défense de son idéal.« 

Louis Hourticq – La Nation en armes de Julien Le Blant – Art et Décoration N°214, Septembre-octobre 1919

Julien Le Blant immortalise ses poilus avec différentes techniques. Nous connaissions son talent de peintre et de dessinateur, nous le découvrons aussi un excellent graveur. Alors que dans les livres illustrés par Le Blant des burinistes reprenaient ses dessins, pour les poilus l’artiste a travaillé lui-même ses estampes: eaux-fortes, aquatintes ou lithographies. Ses croquis au crayon comme ses lavis ou aquarelles ont souvent été repris en atelier et composés sous forme de scènes destinées à un tirage multiple. Des aquarelles de poilus ont été aussi réalisées pour être exposées lors du salon de la société des aquarellistes.

Le 1er mai 1916, alors que l’issue de la guerre est plus que jamais incertaine, cinq dessins de poilus de Julien Le Blant illustre un article de propagande du général Malleterre paru dans un numéro spécial de Lecture pour Tous intitulé « L’âme de nos soldats ». Julien Le Blant semble d’ailleurs avoir eu un contact privilégié avec plusieurs officiers supérieurs comme les généraux Gouraud et De Maud’huy à qui il a tiré le portrait. Certains ont été édités en cartes postales, comme plusieurs de ses poilus.

Lors de la sortie de son ouvrage La Nation en Armes – Vingt Soldats de la Division Marocaine tiré à 400 exemplaires, Julien offre à sa femme Marie l’exemplaire n° 30, orné d’un lavis original sépia, signé et dédicacé ainsi:  « A ma chère femme, en souvenir de tant de scènes vues ensemble pendant la Guerre » Sur la même page on trouve les signatures des plus grands maréchaux et généraux de l’armée française : Pétain, Joffre, Foch, Fayolle, Gouraud, Féraud, Daugan, Brissaud, Weygand….

Gare de l'Est, Paris, grande guerre, 14-18

En 1917 Julien Le Blant présente une première fois ses travaux sur les poilus, mais il sent déjà le vent tourner. Le public de veut plus d’images de militaires. Les dix-sept dessins qu’il présente au Musée du Luxembourg ont été retirés pour « faire place à quelques cubistes et autres farceurs » selon ses propres termes.

Alors qu’il témoigne par le crayon de la détresse des poilus, il est lui-même touché le 4 février 1918 par une terrible nouvelle qui arrive du front. Son neveu Maurice Esmein, fils de sa demi-sœur Valérie, artiste-peintre et médecin, est tombé en première ligne le jour même de son 30e anniversaire.

Après la guerre, du 17 janvier au 10 février 1919, Georges Petit consacre à Julien Le Blant une exposition personnelle intitulée: La Nation Armée – La Gare de l’Est et ses alentours pendant la guerre.  L’artiste présente une ultime fois au public ses travaux réalisés durant les cinq dernières années. La galerie Georges Petit était un important lieu d’exposition parisien à la fin du 19e siècle qui exposa les impressionnistes Renoir, Monet, Pissaro, Sisley, Berthe Morisod, Rodin et aussi des peintres moins connus et intimistes que son directeur appréciait. Georges Petit, grand concurrent du marchand Durand-Ruel s’est toujours intéressé au travail de Julien Le Blant qu’il avait souvent présenté avec les Aquarellistes et, une année avant de mourir, il a mis ses cimaises à disposition pour ce qui allait être la dernière exposition de Julien Le Blant.

L’éminent illustrateur des Chouans a accompli, à son tour, son œuvre de guerre, et elle est des plus vivantes, en même temps qu’elle apporte à l’histoire non encore écrite des documents saisissants. On a déjà pourtant vu beaucoup de dessins et de peintures d’après nos poilus. Mais, à part Steinlen et Karbowski, les artistes, chose incroyable, ne s’étaient pas assez attachés à étudier les types particuliers, si nombreux, si divers. M. Julien Le Blant, en de multiples dessins rehaussés, a créé véritablement la physiologie de nos défenseurs:  Que de fois, dans la rue, dans les tramways, dans les trains, en voyant  un soldat au type caractérisé, nous nous sommes demandé « Qu’est-ce qu’il faisait dans la vie, celui-là? » Or, chacun de ces croquis aussi précis dans le détail qu’expressifs dans l’allure et la physionomie porte le nom, la profession, le département du portraituré. Ainsi, tout en particularisant, l’artiste a atteint le domaine des idées générales. Il faudrait que les poilus de Julien Le Blant fussent conservés dans un album spécial, avec texte adéquat. S’ils se dispersaient trop, s’ils étaient démobilisés, pourrait-on dire, un document important et vrai serait perdu. (Le Figaro du 22 janvier 1919)

Le conflit terminé, Julien Le Blant veut encore aller à la rencontre de ces soldats meurtris par des années d’horreur. Il se rend en Allemagne dans les environs de Mayence pour immortaliser les soldats qui n’ont pas encore été démobilisés, entre autres ceux de la division marocaine. Le public peut découvrir et acquérir à bon compte, sous forme de cartes postales, ces superbes aquarelles d’un artiste au sommet de son art.

A la fin de la guerre, Julien Le Blant aura laissé plus de 500 dessins et aquarelles de poilus immortalisés à Paris.