11 novembre 1918. Les clochers de France sonnent l’armistice. La guerre est terminée et la mission de Julien Le Blant aussi. Du 17 janvier au 10 février 1919 La galerie Georges Petit lui met à disposition ses cimaises pour une exposition rétrospective sur son impressionnant travail durant la grande guerre. Elle est intitulée : La Nation Armée – La Gare de l’Est et ses alentours pendant la guerre. Le catalogue de 20 pages fait mention de 330 titres d’œuvres exposées.
La galerie Georges Petit était un important lieu d’exposition parisien à la fin du 19e siècle.
« On accédait par un escalier monumental a une somptueuse salle de 5 mètres sur quinze, décorée de marbre et d’étoffe rouge. L’éclairage était sophistiqué, les lampes se levaient et s’abaissaient à volonté. Le président de la République en personne l’a inaugurée en 1882. » (La Vie d’artiste au XIXe siècle – Anne Martin-Fugier)
Georges Petit, grand concurrent du marchand Durand-Ruel, exposa les impressionnistes Renoir, Monet, Pissaro, Sisley, Berthe Morisod, mais aussi Rodin et des peintres moins connus et intimistes qu’il appréciait. Il s’est intéressé au travail de Julien Le Blant qu’il avait souvent présenté avec les Aquarellistes. Une année avant de mourir, Georges Petit, touché par l’exceptionnel travail de l’artiste durant la guerre lui a mis ses cimaises à disposition pour ce qui sera sa dernière exposition.
Les dessins aquarellés et gouachés de M. Julien Le Blant sont d’abord d’une vérité parfaite ; ils sont la vie même ; on les a rencontrés cent fois durant ces quatre années et comme on a plaisir à les reconnaître ! Leur portraitiste les a observés avec scrupule, d’un regard attentif, affectueux, parfois amusé, parfois attendri. Jamais il n’a forcé le trait, grossi la voix, donné le coup de pouce, usé de toutes ces recettes par lesquelles l’artiste attire sur lui-même l’intérêt que nous portons à ses modèles …
M. Le Blant aurait pu tenter de reconstituer des combats ; il connaît mieux que personne la physionomie des combattants et des sites de la bataille. Il a naguère jeté les uns sur les autres des chouans et des républicains, en des compositions fort animées et d’un joli pittoresque. Mais cette guerre a bien montré que des reconstitutions de ce genre, même ingénieuses, ne peuvent atteindre la réalité de la bataille…
M. Le Blant a eu raison de ne pas tenter de nous montrer nos soldats dans la tranchée ou marchant à l’assaut. Il s’est contenté de les surprendre dans les cantonnements de repos, dans les gares d’attente, dans les hôpitaux ; il n’en avait que plus de loisir pour bien retrouver dans les regards, sur les traits durcis, dans l’attitude lasse ou volontaire, les traces de la bataille et sa plus émouvante image. Qu’il est émouvant le défilé des poilus de M. Le Blant ! La littérature, la légende, l’histoire même tendent à uniformiser les hommes d’un même temps ; un jour viendra où l’on ne reconnaîtra plus qu’un type de poilu, comme il n’y a qu’un type de grognard. Devant les soldats de M. Le Blant nous sommes encore dans la réalité. L’uniforme ne les a pas égalisés ; chacun reste, sous la capote et sous le casque, ce qu’il était le jour où il a quitté la blouse, le bourgeron ou le veston, un jeune homme ou un quadragénaire, un paysan ou un ouvrier, un homme du nord ou du midi. Comme les fortes silhouettes expriment bien l’âge, la province, le métier, l’individu ! Il est étonnant combien, en s’adaptant aux mêmes conditions, ces hommes ont pu rester aussi individuels. A les voir ainsi, avec leur type si franchement accentué, on dirait qu’ils portent avec eux la terre et la flore de leur province. A mesure qu’ils passent sous nos yeux, on croit voir la France entière se lever, se rassembler, s’avancer vers la frontière pour faire devant la ruée boche la barrière des poitrines. Ils viennent, par longues files, des populeuses régions du Nord, résolus, un peu tristes et lents comme l’eau de leurs rivières; ils arrivent des landes bretonnes, petits, le regard bleu et le front de granit; du Centre, de l’Ouest s’avancent de solides cohortes silencieuses, entêtées; les cadets de Gascogne, au parler sonore et l’œil ardent, marchent d’un pas vif; du haut de leurs Cévennes descendent des montagnards brûlés et secs comme leurs garrigues; des profondes vallées de Savoie et du Dauphiné on voir sortir les Alpins aux jarrets infatigables. Ils vont d’un même élan spontané et leur regard exprime la même résolution…
M. Le Blant ne s’est pas contenté d’exprimer fortement cette conscience nationale qui luit dans le regard de la plupart de ces hommes. Pour les peindre, il ne fallait pas seulement être dans leur atmosphère morale, il fallait aussi être un vrai peintre. M. Le Blant est un de ceux qui savent montrer la masse et animer les éléments de cette chose puissante, pesante qu’est le poilu en tenue de campagne…
J’ai entendu regretter parfois, par ceux qui comparent sur nos trottoirs, que nos poilus n’aient pas toujours l’allure svelte, l’élégance alerte de quelques-uns de nos amis. Il est exact que notre démocratie ne s’est pas mise en frais pour donner la « coupe » à l’uniforme de nos soldats. Mais ceux qui ont vu les lourdes silhouettes sortir des boues de la Somme ou de la Meuse, puissants, tragiques, comme « l’homme à la houe » de Millet, ne penseront plus jamais que la beauté d’un soldat puisse dépendre de l’élégance de son uniforme…
Les belles images de M. Le Blant nous mettent sous les yeux la capacité de souffrance que le poilu a montrée dans la défense de son idéal.
Louis Hourticq – La Nation en armes de Julien Le Blant – Art et Décoration N°214, Septembre-octobre 1919
Le périodique « Lecture pour Tous » du 15 janvier 1919 consacre 6 pages à cette exposition et, plus généralement, au travail de Julien Le Blant durant la guerre. Il est intitulé : « À la Gare de l’Est – Croquis de guerre de J. Le Blant »
Pendant ces quatre ans, la gare de l’Est a été, par excellence, la gare de la Défense nationale, le cœur de l’armée française. C’est de là que nos troupes partirent et, tant de fois, repartirent, face à l’ennemi, vers la Lorraine ou la Champagne. C’est là que, harassés, les poilus glorieux revenaient de Tahure ou de Verdun, du bois Le Prêtre ou du Chemin des Dames, tantôt les brindilles accrochées aux plis de leur capote, tantôt encroûtés, des godillots aux genoux, dans une boue crayeuse du pays rémois. Ils étaient déguenillés, sales, goguenards, attristés, résolus, magnifiques … À les voir, pépères broussailleux ou bleuets au visage lisse et puéril, on avait, en même temps, envie de sourire et de pleurer. On les regardait, on leur parlait, on les aimait.
Nul ne les a mieux compris, et nul n’a donné d’eux une image plus saisissante et plus vraie que Julien Le Blant, dont les œuvres, actuellement groupées à la galerie Petit, sous le titre concis et évocateur, de la « Nation armée », resteront, pour le Poilu de 1917, ce que les lithographies d’un Charlet ou d’un Raffet ont été pour le Grognard de 1812 : le document type, celui qu’on consultera toujours, parce qu’il dit tout, et qu’il le dit bien.
Dès le matin, vêtu comme un bourgeois paisible, un sourire de sympathie sous la moustache d’argent, et, dans l’œil bleu, si spirituel, une lueur d’ironie affectueuse qui se trempait souvent de tendresse et d’admiration, Julien Le Blant déambulait de la rue d’Alsace à la rue de Strasbourg, surprenant une attitude, une silhouette, un geste, et, sur un carnet, qu’il dissimulait, fixant, en quatre coups de crayon gras, un « schéma » d’une précision, et, déjà, d’une éloquence admirables.
C’était l’heure de l’arrivée d’un train, les bons poilus de province qui, ne sachant où aller, dans ce Paris énorme, se couchaient, en bas, sur les marches, s’accroupissaient autour d’un refuge, s’alignaient sur un banc, encombrés de casques, de musettes, de gourdes, de couvertures.
Pour eux, tout un peuple de petits commerçants grouillait aux abords de la gare. Il y avait, rue de Strasbourg, le décrotteur. Ah ! sa besogne à celui-là, n’était point une sinécure ! Elle tenait dure, la boue des tranchées, et le client n’admettait point qu’on épargnât l’huile de coude ! Et le marchand de pipes ! Il en faisait de bonnes affaires ! Bonnes vieilles pipes consolatrices, pipes des longues veillées, sous la « flotte », dans le brouillard, quand sifflaient les obus et claquaient, au-dessus des parapets, les schrapnells, que de fois on vous a caressées, toutes tièdes, dans les paumes calleuses !
Et le photographe qui, en cinq minutes, fournit, après quelques prestes opérations, très mystérieuses, un portrait frappant … Et la marchande de pommes, et la vendeuse de cartes postales, sur lesquelles, avec un bout de crayon mal taillé, le poilu, de sa grosse main, tracera quelques mots naïfs et tendres, pour les vieux et pour la payse ! Et la jolie fille qui vend aux zouaves et aux tirailleurs le petit croissant d’or qui brille sur la chéchia rouge … Ce fut vraiment un peuple à part, peuple de guerre, dont il fallait fixe les traits pour l’avenir. M. Le Blant y a réussi à miracle. Il a le don du mouvement, du geste vrai qui, sur les croquis, semble se continuer, s’achever.
Il a aussi le don de l’expression, de l’émotion. Quand il reprend ses crayons, qu’il compose une scène, qu’à l’encre de Chine il donne à ces dessins un caractère plus incisif et plus fouillé, il atteint, simplement, au pathétique. Les scènes de famille sont admirables. Voyez cette brave tête de papa, riant à travers un buisson de barbe rude, au marmot que la maman, heureuse, tient dans ses bras. « Tu ne reconnais donc pas ton papa ? » N’est-ce pas d’une naïveté délicieuse, et profondément touchante ? Et ce jeune couple, lui solide, tête rude, elle, frêle, grave. Ils ne se regardent pas. Un coup d’œil échangé, et les sanglots qui leur gonflent la poitrine éclateraient dans leurs gorges. Or, c’est le départ. Il faut du courage. Et tous les deux font semblant de s’intéresser à ce qui se passe devant eux, tendus, crispés, près de pleurer.
Ainsi, à côté du pittoresque, de la gaîté qu’un observateur de France sait dégager des foules humaines, surtout quand ces foules sont les braves, vaillantes, adorables foules du pays qui a gagé la guerre, dans ces dessins si peu déclamatoire, l’image sincère de toutes les tristesses, de toutes les misères, et aussi des dévouements sublimes et des magnifiques espoirs qui flottaient autour de la gare de l’Est …
Il est beau d’être un dessinateur impeccable, au trait hardi et fort. Il est beau aussi, – plus encore, peut-être, – d’être un observateur à l’esprit lucide, au cœur compatissant, – un brave homme et un bon Français. Si M. Le Blant fut tout cela, comment ne pas le classer à part, entre les rares, si rares artistes, qui ont su voir et faire comprendre la grande guerre ?
SOLDATS, par Julien Le Blant.
L’éminent illustrateur des Chouans a accompli, à son tour, son œuvre de guerre, et elle est des plus vivantes, en même temps qu’elle apporte à l’histoire non encore écrite des documents saisissants.
On a déjà pourtant vu beaucoup de dessins et de peintures d’après nos poilus. Mais, à part Steinlen et Karbowski, les artistes, chose incroyable, ne s’étaient pas assez attachés à étudier les types particuliers, si nombreux, si divers. M. Julien Le Blant, en de multiples dessins rehaussés, a créé véritablement la physiologie de nos défenseurs : Que de fois, dans la rue, dans les tramways, dans les trains, en voyant un soldat au type caractérisé, nous nous sommes demandé « Qu’est-ce qu’il faisait dans la vie, celui-là? » Or, chacun de ces croquis aussi précis dans le détail qu’expressifs dans l’allure et la physionomie porte le nom, la profession, le département du portraituré.
Ainsi, tout en particularisant, l’artiste a atteint le domaine des idées générales. Il faudrait que les poilus de Julien Le Blant fussent conservés dans un album spécial, avec texte adéquat. S’ils se dispersaient trop, s’ils étaient démobilisés, pourrait-on dire, un document important et vrai serait perdu.
Le Figaro du 22 janvier 1919.
De 1919 à sa mort en 1936, Julien Le Blant va continuer de dessiner, peindre et graver avec ardeur, mais il ne participera plus qu’à des expositions collectives, notamment avec les Aquarellistes.