L’atelier-salon de Madeleine Lemaire (tante de Julien Le Blant) au 31 de la rue Monceau, est une adresse incontournable pour le Paris mondain de 1900. Un journaliste nous en fait la visite.
« J’entre dans l’atelier de Mme Lemaire ; j’y suis seul et je puis, sans être taxé d’indiscrétion, regarder ce qui m’environne. Il me semble que je me meus dans une serre qu’on aurait aménagée en salle de travail. Des tapisseries, il est vrai, garnissent les parois du fond, montent jusqu’au plafond ; des tentures éclatantes et des soieries s’accrochent ici et là, dans le beau désordre de l’art. Une galerie en bois sculpté, sorte de loggia italienne, où Véronèse, dans ses fêtes, eût placé des musiciens, se voit à droite. Sur la balustrade de cette galerie un paon est posé, laissant pendre dans le vide sa queue aux couleurs étincelantes. Partout s’étalent, au hasard, placés par la main du caprice, de petits meubles, des crédences dorées, des fauteuils des siècles derniers, des poufs où nos aïeules aimaient à s’asseoir, des trophées enrubannés où s’enlacent flûtes et cornemuses chères aux peintres galants que conduisait Watteau. Des tambourins, des violes, des lanternes sont accrochés, retenus par des faveurs aux tons éteints. Un piano à queue rappelle que la musique est de la fête, et que rien n’accompagne mieux une scène du dix-huitième siècle qu’un air de Rameau chanté d’une voix discrète.
Ajoutez à tout ce que je viens de décrire la flore se mêlant à cet ingénieux désordre; les plantes qui grimpent, qui s’emmêlent, qui retombent, les feuillages aux tons roussâtres ou aux reflets métalliques, l’éclat des azalées, la pourpre des cactus, la variété des primevères jetant comme une clarté de printemps dans cet intérieur de paix et de travail ; et dans un vase de Chine une touffe de roses expirantes dont les pétales tombent une à une. Notez que je suis tout seul en me figurant cela, que je respire un air subtil où la grâce un peu pâlie du passé — ainsi que serait un pastel de la Rosalba — se marie aux inquiétantes recherches du présent et que je vois, sous mes yeux, réunis fraternellement des paysages d’Heilbuth, des soldats de Detaille, des chats de Lambert, des éventails d’un ton exquis, d’une touche preste, d’un éclat joyeux, signés Madeleine Lemaire. Abusai-je de l’hospitalité confiante qui m’a été offerte, en écrivant mes impressions ? Je ne le crois pas. J’ai voulu voir avant tout le monde, — ayant le désir du fruit défendu, – ce que préparait la femme d’élite qui m’a ouvert sa maison toute grande, qui m’a dit : «Vous êtes chez vous.»
C’est dans ce salon, en 1894, alors qu’il est invité pour chanter Les Chansons grises, que Reynaldo Hahn fait la connaissance de Marcel Proust et devient son amant jusqu’en 1896. On y rencontre aussi Victorien Sardou, Colette, Guy de Maupassant, le comte de Montesquiou, Réjane; Jean-Louis Forain, Antonio de La Gandara, Jean Mounet-Sully, Emma Calvé, Camille Saint-Saëns, Marie Diemer, Laude de Sade, la comtesse de Chevigné; Jules Massenet, Tony, dit Marshall Le Grand, Marie-Laure Bichoffscheim, la vicomtesse de Noailles; Sarah Bernardt, Henri Rochefort, Constant Coquelin, Robert de Flers, Arman de Caillavet, François Coppée, Marie-Clémentine de Rochechouart-Mortemart, la duchesse d’Uzès; le chanteur Félix Mayol, l’homme politique Raymond Poincaré, Paul Deschanel, Émile Loubet, et le grand comédien Lucien Guitry. En été Madeleine Lemaire déplace ses « fidèles » et les installe dans son château de Réveillon, dans la Marne.
Si les récitals se déroulent dans un silence quasi religieux, les fêtes peuvent être extrêmement éclatantes et la presse mondaine s’empresse de les relater. Par exemple, celle organisée le 30 mars 1889, pour les quinze ans de sa fille Suzanne. Elle devait réunir une quarantaine de personnes et, finalement, en vit débarquer trois ou quatre cents. Un journal avait annoncé un bal travesti. Les amis peintres n’ont pas manqué le rendez-vous. Détaille, Clairin, Duez, Ballu, Le Blant, Jeannot, Jourdain, Escalier, Arcos, Gervex, Besnard ont décidé d’animer les festivités et de se vêtir de costumes de 1830. L’atelier de l’« impératrice des roses » est alors le théâtre d’une éblouissante cohue, riant, sautant, valsant dans une atmosphère chargée du parfum des roses et des lilas.
« Les élus de ce bal mémorable constatèrent que les costumes de l’époque prescrite perdirent singulièrement de leur ingratitude, puisque portés par d’adorables jeunes filles et par des hommes de goût, s’avisant d’en exagérer les côtés disgracieux ou ridicules. Les hommes, qui étaient en majorité, furent spirituels depuis le bout de leurs escarpins jusqu’à la pointe de leurs toupets en flamme de punch. Les plus drôles étaient : un moutard traîné par son garde national de père ; un chambellan de Charles X, grave, gourmé, le jarret tendu. Sous une poitière, un Talleyrand, tabatière en main, communiquait ses impressions à un Lamartine. Au buffet surchargé de friandises et de primeurs, un lord Byron but tant de vin de Champagne qu’il en boita ensuite, pour de bon. Tous et toutes étaient excentriques, mais d’une excentricité fine et bien trouvée. Mais lorsque des jeunes filles dansèrent un quadrille réglé par Soria de l’Opéra, l’assistance émerveillée ne put se contenir : le délire fut général : Louis Ganderax, Paul Hervieu, Becque, Munkacsy contemplaient d’un œil amusé la délicieuse gaucherie de ces entrechats juvéniles. On se sépara fort tard, en se promettant de recommencer, et on recommença, car la fête laissa un durable souvenir, et Madeleine Lemaire fut priée de la renouveler. » (Comoedia)
« La palme de l’imprévu, de la gaîté, de la bonne grâce revient à une femme, à une artiste de grand talent et de grand cœur… à Mme Madeleine Lemaire. Le premier bal donné en l’atelier de la rue de Monceau fêtait simplement les quinze ans de Miss Suzette Lemaire : Les danseurs s’appelaient : Alexandre Dumas fils, déguisé en Turc », Meissonier en « Doge de Venise », Gounod en « Médecin malgré lui », Guy de Maupassant en « Nègre »… combien d’autres encore ! Detaille, J. Béraud, Raoul Toché, Heilbuth, Julien Le Blant, Clairin, Vibert, Bastien-Lepage, Jacquet, Lambert, Toulmouche… Le souper avait été commandé pour 20 convives et, à une heure du matin, 300 masques se disputaient en riant les reliefs des homards et les os des jambonneaux Le succès fut tel que Mme Madeleine Lemaire dut, l’an suivant, recommencer la fête : « Un bal 1830 » réunit les mêmes artistes, puis ce fut une folle soirée où, « par ordre de la Patronne », tous les costumes étaient « en papier » … (Femina)